Pratiques trompeuses sur internet : preuve et préjudices

Pratiques trompeuses sur internet

Pratiques trompeuses sur internet : preuve et préjudices

1. Une pratique trompeuse à l’égard du consommateur est une pratique déloyale à l’égard de la concurrence

En matière de pratiques trompeuses sur internet, la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt rendu le 2 avril 2025 (1), rappelle l’importance de la preuve qu’il s’agisse des faits reprochés ou du préjudice invoqué.

L’affaire opposaient deux purs players dans le domaine de la literie c’est-à-dire deux entreprises opérant exclusivement sur internet et dans un secteur économique unique.

Véritable florilège de pratiques trompeuses invoquées entre les parties, la décision permet de rappeler que si ces pratiques visent d’abord à protéger les consommateurs, elles constituent également des actes de concurrence déloyale à l’égard des autres acteurs.

2. Panorama des pratiques trompeuses invoquées

2.1 Purs players, une concurrence sur internet exacerbée

Dans cette affaire opposant deux acteurs majeurs de la vente de matelas exclusivement en ligne, deux purs players du commerce numérique, la société française reproche à son homologue allemande, d’avoir dès 2018, mené une politique commerciale trompeuse et déloyale.

Selon la société demanderesse, cette stratégie visait à détourner sa clientèle et fausser le jeu de la concurrence à travers des promotions artificielles systématiques et des pratiques assimilables à de la publicité mensongère. Ces pratiques auraient ainsi faussé les règles normales de la concurrence dans un secteur numérique ultra concurrentiel.

S’estiment lésée, la société demanderesse saisit le tribunal de commerce, qui qui reconnaît partiellement l’existence de certaines pratiques trompeuses tout en rejetant les demandes indemnitaires faute de démonstration suffisante du préjudice économique direct.

La société interjette appel auprès de la Cour d’appel de Paris. Cette dernière infirme partiellement le jugement de première instance en retenant plusieurs des pratiques dénoncées comme constitutives de pratiques trompeuses et reconnait l’existence d’un préjudice économique réel.

2.2 Pratiques commerciales trompeuses et concurrence déloyale

Si le Code de la consommation tend, avant tout à protéger le consommateur et définit les pratiques commerciales déloyales interdites, par référence à l’altération du comportement économique du consommateur, ces pratiques sont également constitutives de concurrence déloyale dès lors que le non-respect des règles posées par le Code de la consommation « peut constituer un avantage dans la concurrence par rapport à ceux qui les respectent » [CA Paris 21-05-2014 (2)].

Cette position est confirmée par une jurisprudence constante de la Cour de cassation. La Cour rappelle que lorsque les actes visés consistent à s’affranchir d’obligations réglementaires ou à parasiter les efforts et investissements (intellectuels, matériels ou promotionnels) d’un concurrent et qu’ils génèrent un trouble économique, ces effets difficilement quantifiables sont néanmoins réparables. L’évaluation du préjudice s’effectue alors sur la base de l’économie réalisée par l’auteur [Com. 12-02-2020 (3)]. Il en est même, lorsque le préjudice découle de manière directe d’un comportant consistant à se soustraire à une réglementation impliquant des charges obligatoires [Com. 07-12-2022 (4)].

Comme le démontre cet arrêt de la Cour d’appel, la violation de normes de protection du consommateur peut également être poursuivie sur le terrain de la concurrence déloyale permettant le rétablissement de l’équilibre concurrentiel et de loyauté des pratiques commerciales.

2.3 Les pratiques trompeuses invoquées

Dans cette affaire, la société demanderesse reproche à sa concurrente une politique commerciale trompeuse et déloyale reposant sur des promotions prétendument temporaires. Ces promotions présentées comme limitées dans le temps étaient souvent assorties d’un compte à rebours, destiné à faire naître un sentiment d’urgence artificiel à acheter chez le consommateur. De plus, aucune réduction tarifaire ne mentionnait le prix de référence antérieur permettant d’apprécier la réalité de la remise.

La société défenderesse a également recouru à une pratique déloyale analogue par le biais d’annonces mensongères de « rupture de stocks » des produits, renforçant ainsi la pression exercée sur les consommateurs.

Elle reproche en outre à sa concurrente d’avoir proposé des ventes liées, matelas et accessoires, sans respecter les conditions légales imposées par la réglementation sur les ventes liées.

La Cour rappelle dans un premier temps qu’une pratique commerciale est trompeuse lorsqu’elle repose sur des allégations, présentations fausses de nature à induire en erreur sur l’existence, la disponibilité ou la nature du bien ou du service, le prix et le caractère promotionnel du prix [Code de la consommation, art. L. 121-2].

Sont également réputées trompeuses, sans qu’il soit nécessaire de prouver une altération effective du consommateur, les pratiques commerciales déclarant faussement qu’un produit ou un service ne sera disponible que pendant une période très limitée dans le but de susciter une décision d’achat immédiate [Code de consommation, art L.121-4].

Constatant la fréquence importante des offres promotionnelles prétendument limitées, mais renouvelées de manière systématique et leur présentation accompagnée de compte à rebours, la Cour juge que ces pratiques entretiennent artificiellement un sentiment d’urgence, caractérisant ainsi une pratique trompeuse prohibée par la réglementation. Elle précise en outre que, s’agissant de deux acteurs pure players, ces pratiques sont de facto de nature à altérer de façon substantielle le comportement économique des consommateurs.

S’agissant de l’annonce récurrence de rupture de stock imminentes, la Cour relève un caractère déloyal aggravant le sentiment d’urgence du consommateur.

En revanche, la Cour rejette la demande concernant les ventes liées [Arrêté du 03-12-1987 Information du consommateur sur les prix, article 7]. Elle considère que, dès lors que le prix global du lot est affiché et que chaque produit du lot est également vendu à l’unité, seule l’indication du prix le plus bas pratiqué au cours des 30 jours précédents est exigée, ce qui dispense l’annonceur d’indiquer le prix unitaire.

Elle écarte également le grief tiré de l’absence de prix de référence dans les promotions. En effet, un seuil de tolérance accordé par la DGCCRF jusqu’à fin novembre 2022 a été instauré. En l’absence de preuves d’infractions postérieures à cette date, la demande est rejetée sur ce point.

3. Preuve des agissements

3.1 Vers une consécration de Wayback Machine ?

Pour apprécier la réalité des faits reprochés, la Cour d’appel admet, parmi d’autres éléments, des pièces issues du procédé de Wayback Machine, site d’archivage de sites internet proposé par Archive.org.

Si cette mention suggère une certaine reconnaissance implicite de la fiabilité du procédé en matière de datation, la Cour ne tranche pas expressément la question de sa valeur probante, en l’absence de contestation sur ce point.

Cette décision s’inscrit néanmoins dans un mouvement d’ouverture des juridictions aux technologies numériques comme outils de preuve en matière de propriété intellectuelle. Après la reconnaissance progressive de la Blockchain (5), c’est désormais la Wayback Machine qui se voit admis implicitement, la Cour s’attachant avant tout à la cohérence de l’ensemble du faisceau de preuve, au-delà de la seule origine technologique des pièces produites.

3.2 Contexte jurisprudentiel et utilisation de Wayback Machine

Cette décision d’inscrit dans une tendance amorcée par la jurisprudence française en matière d’admission des preuves numériques. Dès le 24 mai 2022, la Cour d’appel de Rennes avait ainsi reconnu la valeur d’une capture d’écran issue du site Archives.org en soulignant que « la société Worklife démontre par la production d’une capture d’écran réalisée sur le site Archive.org, système d’archivage dont la fiabilité et l’indépendance sont reconnues par plusieurs organismes officiels dont l’Office Européen des Brevets, que ces avertissements figuraient dans les CGU dès le lancement du site en octobre 2011 » (6).

Cette reconnaissance s’aligne sur les pratiques de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) et de l’Office européen des brevets (OEB) qui considèrent les archives de Wayback comme recevables pour établir l’antériorité d’un signe, constater une contrefaçon ou prouver l’exploitation effective d’une marque.

Les juridictions françaises comme l’INPI, semblent de plus en plus enclines à admettre ce type de preuve. Ainsi, dans l’arrêt rendu, la Cour admet que les captures d’écran du site de la partie défenderesse considérée comme « datées de façon fiable grâce au procédé WayBack Machine » (1).

Néanmoins, la portée de cette reconnaissance doit être relativisée. D’une part, la Cour a admis d’autres éléments de preuve, notamment de nombreuse copie d’écran accompagnées de constats de commissaire de justice. D’autre part la fiabilité des captures d’écran issues de Wayback Machine ne semble pas avoir été contestée par la partie adverse, de sorte qu’aucun débat contradictoire n’a eu lieu sur ce point.

En l’absence de discussion sur la valeur probante du procédé, la mention de la fiabilité du service Wayback Machine ne saurait être interprétée comme une consécration jurisprudentielle, mais plutôt comme une admission circonstancielle au sein d’un faisceau de preuves plus large.

3.3 Implications juridiques et pratiques de l’utilisation de Wayback Machine

Cette décision confirme une évolution vers une meilleure prise en compte des preuves numériques dans le contentieux en propriété intellectuelle. L’admission, même indirecte, des captures d’écran issues de la Wayback Machine témoigne d’un mouvement vers une certaine souplesse dans l’évaluation de la preuve.

Toutefois, cette évolution ne doit pas être surinterprétée, le rôle du commissaire de justice dans la sécurisation de la preuve n’est pas remis en cause. Au contraire, son concours à un constat y compris pour authentifier une page d’Archives.org reste un outil essentiel pour garantir la recevabilité de la preuve.

A cet égard, cette pratique de faire constater par un commissaire de justice le contenu d’une page issue de la Wayback Machine est déjà largement utilisée et ne constitue pas, en soit, une nouveauté procédurale.

En l’absence de débat contradictoire sur cette affaire, la reconnaissance du service ne permet pas de tirer des conclusions sur sa valeur juridique autonome.

En pratique, cette décision rappelle que les preuves numériques constituent un élément de preuve utile et que le constat d’un commissaire de justice est toujours recommandé pour prévenir toute contestation d’origine et d’authenticité.

4. Pratiques trompeuses et préjudice : les présomptions ne font pas tout

Au-delà de la preuve des faits, la décision rendue rappelle l’importance de démontrer et justifier les l’existence et l’étendue du préjudice invoqué.

4.1 Une double infirmation sur la réparation

Le tribunal de commerce a rejeté la demande de réparation au titre du manque à gagner, jugeant la démonstration de la perte de marge insuffisante. Il a néanmoins reconnu un préjudice d’image, lié au trouble commercial causé par les pratiques déloyales de la défenderesse.

À l’inverse, la Cour d’appel a écarté l’existence d’un préjudice d’image, considérant que la demanderesse ne démontrait ni atteinte à sa réputation ni détournement de clientèle directe, mais elle a reconnu un préjudice économique du fait de la perte d’opportunités commerciales générée par l’avantage concurrentiel indu de son adversaire.

Elle a donc procédé à une évaluation du préjudice fondée sur l’économie réalisée indûment par la société en cause grâce aux pratiques déloyales, en cohérence avec la jurisprudence constante de la cour de cassation (3 & 4). Elle a chiffré le manque à gagner à 2 millions d’euros, rétablissant ainsi l’équilibre concurrentiel. La cour a donc partiellement infirmé et partiellement confirmé le jugement de première instance.

4.2 Le rappel bienvenu des principes applicables

Cette décision offre un rappel des principes régissant l’appréciation du préjudice en matière de concurrence déloyale, notamment en ce qui concerne le régime probatoire de la preuve applicable à la réparation du dommage.

Si la jurisprudence précédemment évoquée admet qu’une présomption peut être admise dans certaine hypothèse, notamment lorsque l’acte déloyal crée une distorsion manifeste de la concurrence ou confère à son auteur un avantage concurrentiel indu, cette présomption ne dispense pas le demandeur de justifier précisément de l’étendue du préjudice subi.

Autrement dit, il appartient au demandeur d’une part de démonter la réalité du trouble économique, d’autre part de l’étayer avec des éléments concrets, chiffrés et argumentés, permettant au juge d’en évaluer la portée. Ainsi, une argumentation sans corrélation directe avec des pratiques déloyales sera insuffisante.

Conformément au principe de la réparation intégrale, la juge pourra, à l’aide des éléments apportés, « rétablir, aussi exactement que possible, l’équilibre concurrentiel détruit par le comportement fautif et replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ».

Dans le cas présent, la Cour a opéré une distinction entre le préjudice économique qui est prouvé et le préjudice d’image, écarté faute de preuve pour rétablir l’équilibre concurrentiel.

4.3 L’appréciation du préjudice économique au regard des pièces produites

Elle admet que des pratiques commerciales trompeuses mises en œuvre sur un marché exclusivement en ligne, où le prix est un facteur déterminant, peuvent influencer le comportement des consommateurs et provoquer un manque à gagner pour les concurrents.

Ce raisonnement repose sur la logique de captation de clientèle via une distorsion de concurrence sur le critère du prix, dans un contexte où les choix des consommateurs sont fortement guidés par les offres affichées en ligne.

Elle adopte une approche critique des rapports d’expertise et des pièces produits par la société demanderesse.

4.4 Le refus de réparation d’un préjudice d’image non démontré

S’agissant du préjudice d’image, la Cour rejette la demande, en considérant que les pratiques contestées ne ciblaient pas directement la réputation de la société demanderesse, mais s’inscrivaient dans une stratégie de valorisation artificielle de l’offre de la société défenderesse.

Le manque d’éléments objectifs prouvant une atteinte spécifique à l’image ou à la confiance du consommateur justifie ce rejet.

En définitive, l’arrêt ne remet pas en question la charge de la preuve en matière de concurrence déloyale, mais illustre que les preuves numériques, comme celles issues de la Wayback Machine, doivent être accompagnées de justifications méthodologiques solides pour être recevables. La Cour a reconnu leur fiabilité, tout en soulignant la nécessité de corroborer ces preuves par d’autres éléments dans la preuve du préjudice subi.

  1. CA Paris, Pôle 5, ch. 1, 2 avril 2025, n° 23/05696, sur Doctrine.fr, sur Lexbase.fr, sur Dalloz.fr.
  2. CA Paris, Pôle 5, ch. 4, 21 mai 2014 n°12/01417, Dalloz.fr.
  3. Cass. com., 12 févr. 2020, n° 17-31.614
  4. Cass. com., 7 déc. 2022, n° 21-16.462
  5. TJ Marseille 20 mars 2025 n° 23-00046, AZ Factory c Valeria Moda.
  6. CA de Rennes, 3e ch. com., 24 mai 2022, n° 19/04666.

Avec la collaboration de Cléo Carraz, stagiaire, étudiante en Master 2 Droit du patrimoine culturel.

Virginie Brunot

Avocate, Directrice du département Propriété industrielle contentieux

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